Une pédagogie de l’heure route
Les clartés de la nuit
Tous les soirs que le Bon Dieu me donne de passer dans ma famille, j’aime à rentrer dans la chambre de mes enfants qui dorment, pour y déposer délicatement une petite croix sur le front. Moment sublime où s’exprime la bénédiction d’un père pour son enfant, et le confie à son Père céleste, quand le père terrestre aspire légitimement à se reposer lui aussi !
Mais il est des chambres où ce petit geste anodin prend du temps… une fois franchie la porte en venant du couloir éclairé, je referme celle-ci sans pouvoir bouger, de peur que le prochain pas ne se pose funestement sur un corps d’armée figé dans son mouvement d’encerclement de l’armée adverse, ne balaye une construction éphémère comme une tornade qui l’emporterait, ou ne se pose sur tout autre engin roulant, que la facétie de mon fils aurait laissé en plan, avant de sombrer dans les brumes d’un sommeil réparateur.
Alors par prudence, je reste là, immobile, écoutant lentement les respirations régulières qui rassurent le papa sur la bonne santé de son fils… Peu à peu se dégagent des formes incertaines, puis des points plus saillants et le brouillard de l’obscurité se lève à mesure que mes pupilles se dilatent.
L’effroi qui avait suivi mon entrée dans l’univers impitoyable de mon fils fait maintenant place à une découverte familière. Je plonge ainsi avec délices dans l’intimité de mon fils, en déchiffrant peu à peu les subtilités du rangement très stratégique qu’il a cru bon de laisser tel quel en se couchant.
Sans parler, par l’observation et mon intelligence, je devine mille et une facettes insoupçonnées du génie de ma progéniture, et mon regard aimant d’un père pour son enfant, devient le ressort principal d’un véritable dialogue, paradoxalement sans parole : l’échange d’un cœur, qui désire connaître et aimer toujours plus, celui que le Bon Dieu a confié à son éducation.
On ne voit bien qu’avec le cœur
Cette petite histoire, que tout père de famille pourrait raconter en y ajoutant sa sensibilité propre, nous donne pourtant quelques clés pour comprendre les mouvements de l’âme du routier qui rentre dans l’heure route.
La première clé est de comprendre que nous sommes fils de Dieu et qu’il s’agit d’une rencontre amoureuse. Tant que nous n’acceptons pas cette filiation divine, ce temps consacré devient une épreuve de volonté plus qu’une rencontre joyeuse où le fils reçoit du père l’amour infini avec lequel il l’a conçu et voulu. Rencontrer son père se désire avec une joyeuse espérance, et quelle que soit l’aridité perçue, c’est le Bon Dieu lui-même, qui pour mon plus grand bien, la permet pour me faire grandir. Alors offrons lui notre désarroi, notre incompréhension, nos difficultés à l’aimer. A l’école du Bienheureux Charles de Foucauld, le savoir éternellement heureux doit nous suffire à nous réjouir ! « quand tu souffres, penses au bonheur du cœur de Jésus, dis-toi que c’est son bonheur que tu veux et non le tien, Lui que tu aimes et non toi, et au sein de tes afflictions, de tes tristesses, de tes inquiétudes, de tes troubles, de tes épreuves, réjouis-toi de son bonheur infini et immuable et de son immense paix »
A l’image de l’effroi du noir, retenons que les premiers instants de ce cœur à cœur avec le Bon Dieu sont souvent arides, et qu’il faut vraiment exercer sa volonté à durer, pour que peu à peu les pupilles de l’âme puissent se dilater et être réceptives à ce qu’Il veut nous dire. Et si l’œil s’accommode en quelques minutes, l’âme moins aiguisée ne peut décemment pas s’ouvrir en moins de vingt minutes d’un seul tenant, c’est le minimum vital !
Le désir de cette rencontre peut permettre de faciliter l’entrée en relation. Aussi désirons et planifions nos heures route et laissons-nous apprivoiser par le Bon Dieu comme le dirait si bien le renard au Petit Prince « Si tu viens, par exemple, à quatre heures de l’après-midi, dès trois heures je commencerai d’être heureux. Plus l’heure avancera, plus je me sentirai heureux. A quatre heures, déjà, je m’agiterai et m’inquiéterai; je découvrirai le prix du bonheur ! »
Notons qu’il faut plusieurs fois s’arrêter sur tel ou tel détail de la scène pour peu à peu pénétrer l’intimité de l’autre, et que le regard aimant du papa est une clé pour lire la partition que son fils a laissé sur le sol. De même, c’est une lecture aimante -avec la volonté d’aimer- qui permettra d’enrichir la qualité du dialogue de l’âme avec son Créateur. « On ne connaît que les choses que l’on apprivoise » nous raconte encore le renard.
Enfin l’intelligence est pleinement en éveil, et les détails glanés sur le sol prennent une toute autre dimension, à mesure qu’ils sont mis en perspective, par la connaissance intime de mon fils, et par mon imagination, guidée par l’amour bienveillant du père. Aussi la méditation de mon texte d’heure route se nourrit-elle aussi de ma mémoire et de mon intelligence créative, guidée par le regard de foi. Le Bon Dieu ne pourrait se satisfaire d’un esprit servile dans une relation unilatérale, il nous a donné tous ces dons pour mieux l’aimer. « Vous avez reçu un Esprit qui fait de vous des fils ; et c’est en lui que nous crions « Abba ! », c’est-à-dire : Père ! »
L’esprit est ardent, mais la chair est faible
Chacun de nous fait l’expérience de sa pauvreté à respecter le rendez-vous quotidien… Les apôtres mêmes, au jardin des oliviers, à l’heure de la passion ne se sont-ils pas endormis, quand le Christ lui-même leur demandait de « veiller et prier pour ne pas entrer en tentation, l’esprit est ardent, mais la chair est faible » ?Il est tout aussi difficile d’exerce une vertu que de se libérer de ses vices, et chacun en fait bien l’humble constat.
Frère routier, en rentrant au clan tu ne t’engages pas à ne pas faillir, mais tu acceptes de toujours te relever. Le combat que tu livres, le Christ lui-même le livre avec toi et il désire ton bonheur plus encore que toi.
Il est le chemin, il est ton chemin. Ces heures routes sont les pauses pour regarder la carte et pour découvrir la place que le Bon Dieu t’a préparé dans le monde et choisir délibérément de Le suivre. Ceci réclame tout ton être, toute ton intelligence mais aussi toute ta volonté.
Alors… plutôt que de désespérer de tes manquements au rendez-vous, goûte pleinement les moments qu’Il t’offre et auxquels tu réponds, réjouis-toi des progrès que tu fais, et offre au Bon Dieu ta faiblesse dans ta prière. « si j’étais triste , disais le Saint Curé, j’irais me confesser » , alors… pas d’hésitation !
Que ce carême soit pour nous tous l’occasion d’un profond renouvellement de notre fidélité à l’heure route, c’est la grâce que je nous souhaite,
Bien fraternellement,
Par Bertrand HUMEAU, RS